
Connue dans le monde entier, Indra Devi
l’est beaucoup moins en France. Elle fut, certes, cette femme occidentale et
sophistiquée, se mêlant aux célébrités et à la haute société, qui voyagea à
travers le monde et enseigna le yoga en Chine, en Inde, aux États-Unis, au
Mexique et en Argentine . Mais elle fut aussi celle qui construisit sa vie en
se réinventant lorsque celle-ci ne lui convenait plus, que le monde s’écroulait
autour d’elle ou qu’elle se sentait appelée. Jamais attachée à un endroit ou à
une religion, elle considérait, à la fois comme philosophie spirituelle et
stratégie de survie, le fait de laisser le passé derrière elle.
par Alia M’hamdi
Peu sûre d’elle et paradoxalement
têtue, elle n’aurait jamais pensé jeune fille être un jour admirée comme un grand
leader spirituel. En y repensant près d’un siècle plus tard dans ses mémoires, elle
écrira : « Je veux que l’on sache
que je me reconnais comme terriblement humaine, avec toutes les fragilités
propres à l’humanité. Je ne suis pas une sainte ». I. Goldberg, The goddess
pose
.Contrairement à ce que l’on pourrait penser,
Indra Devi n’est pas Indienne. Née Eugenia Peterson en 1899 à Riga, d’une mère
issue de la noblesse russe et d’un père d’origine suédoise qu’elle ne rencontra
jamais, elle souffre d’anxiété et de crises d’angoisse. Elle a peur de la mort
et de l’abandon – sans doute à cause des départs répétés de sa jeune mère,
membre d’une troupe théâtrale perpétuellement sur la route et qui la laisse aux
bons soins de ses grands-parents. Ces derniers l’envoient étudier dans les plus
grandes écoles d’art dramatique à Moscou. Adolescente, elle s’éprend de
philosophie orientale en lisant les écrits du poète bengali Rabindranath
Tagore, et c’est à l’âge de 15 ans qu’elle découvre un livre sur le yoga dans
la bibliothèque d’un ami de sa mère. Elle commence à rêver des Indes. Elle vit
alors au coeur de la révolution Russe. Ses études l’amènent naturellement à
suivre le chemin tracé par sa mère. Quand le régime communiste prend le
pouvoir, Eugenia et sa mère s’échappent à Berlin, et c’est là qu’elle est
choisie pour le rôle principal au théâtre d’art de Moscou. L’attrait des Indes
et du yoga ne faiblit pas. Ce n’est qu’en 1926, lors d’une réunion de la
Société Théosophique en Hollande (une association internationale dont le but
est la synthèse des enseignements des religions, de la science et des
philosophies du monde) que la comédienne et danseuse, alors âgée de 27 ans,
rencontre le jeune Jiddu Krishnamurti.
La découverte de l’Inde avec
Krishnamurti

C’est finalement l’année
suivante qu’Eugenia réalise son rêve : se rendre en Inde.Fin 1927, elle voyage
pendant plus d’un mois à bord d’un navire à vapeur qui la conduit de Naples au
port de Madras. Elle y est accueillie, dans le quartier d’Adyar, au coeur de la
société théosophique. Elle a un profond respect pour les enseignements
non-sectaires de Krishnamurti. Elle le suit à travers l’Inde et côtoie, grâce à
lui, des notables tels que Mahatma Gandhi et Rabindranath Tagore, dont les
écrits ont suscité son histoire d’amour avec le pays. C’est à cette époque que
Krishnamurti commence à développer une approche individualiste de la vie
spirituelle et se retourne contre l’enseignement des théosophes.Pendant le
mouvement d’indépendance, Eugenia se marie à un homme d’affaires tchécoslovaque
à Bombay. Durant douze ans, elle fait de l’Inde sa maison. Elle devient la
vedette d’un film Bollywood (son nom de scène, Indra Devi, deviendra plus tard
son nom légal) et rencontre des personnages fascinants, dont Jawaharlal
Nehru.Mais encore une fois, cette vie mondaine ne lui convient pas et elle
sombre dans une dépression dont elle ne sortira que quelques années plus tard…
Rencontre avec Krishnamacharya

Elle reçoit alors
l’invitation qui change sa vie ! Elle est conviée au mariage du neveu du
Maharaja de Mysore. Elle n’a qu’une idée en tête, rencontrer Tirumalai Krishnamacharya
: ce maître yogi propose des démonstrations au cours desquelles il arrête ou
diminue à volonté les battements de son coeur. Le Maharaja Wodeyar IV, ami et
protecteur d’Indra Devi, lui
vient en aide pour convaincre Krishnamacharya de lui dispenser son
enseignement, après qu’elle essuya un premier refus de ce dernier. En tant que
brahmane, il n’enseigne en effet qu’aux femmes de sa famille.Krishnamacharya
impose à Indra un régime très strict : interdiction du café et du thé, du
sucre, de la farine blanche, des oignons. Elle ne doit manger que les légumes
qui poussent au soleil, à la surface de la terre et se lever tôt pour
pratiquer. Parce qu’elle a déjà 39 ans, il lui enseigne une pratique différente
de celle qu’il dispense aux jeunes adolescents du Palace. Elle suit son régime
sattvic à la lettre bien que le grand maître pense qu’elle ne le supportera pas
dans la durée. Cependant, finalement conquis par la ténacité et la motivation
de cette femme, le maître, d’abord réticent, lui enseigne le yoga. Indra Devi
devient ainsi la toute première femme étrangère à devenir son disciple.
Enseigner en ChineEn 1937, après huit mois
passés à Mysore à étudier le yoga, et alors qu’elle s’apprête à rejoindre son
mari muté à Shanghai, Krishnamacharya demande à Indra de répandre et de
diffuser l’enseignement du yoga dans le monde.Elle donne donc son premier cours
– et le premier cours de yoga en Chine ! – à Shanghai où elle vit la période
de l’occupation japonaise en aidant les ressortissants anglais assignés à résidence
dans leur ambassade. Elle ouvre à Shanghai sa première école de yoga avant de
retourner en Inde… pour enseigner le yoga aux Indiens ! En 1946, elle quitte
Shanghai pour l’Himalaya, où elle écrit son premier livre :
Yoga : the
technique of Heath and happiness. Elle le dédie aux femmes de l’Inde.
En vogue à HollywoodFin 1947, elle s’installe
en Californie, en pleine période de l’anticommuniste et du maccarthysme, où
elle enseigne le yoga à Elisabeth Arden, Gloria Swanson, Greta

Garbo et Marilyn
Monroe. Elle contribue également à rendre le yoga plus populaire à une époque
où on découvre « le stress » et ses conséquences avec les travaux de Hans
Selye.Le style d’enseignement d’Indra ne ressemble guère à celui de BKS
Iyengar ou au maestro du yoga ashtanga Pattabhi Jois, ces derniers ayant
également étudié avec Krishnamacharya dans les années 1930. Cela s’explique en
partie par le fait que Krishnamacharya est plus délicat avec elle, et qu’Indra
reconnaît que pratiquer une discipline rigoureuse et une obéissance
inconditionnelle serait mal perçu par la plupart des Occidentaux. Ses cours
sont plus orientés vers une pratique thérapeutique que vers une performance
physique ; et ils sont libres de toute religion. Elle emploie des termes
scientifiques plutôt que spirituels pour enseigner.La majeure partie de la vie
d’Indra aura été de dispenser la culture du yoga en Occident ainsi que le lui a
demandé son maître. Son rêve se réalise dans les années 1990. Pionnière de
l’enseignement du yoga aux États-Unis, Indra a planté les graines de cette
discipline qui connaît à cette époque un essor fulgurant sur tout le
continent.Dans cette pratique qui a pendant longtemps été l’apanage des hommes
– les brahmanes indiens – Indra a apporté sa touche féminine. Elle a appris aux
hommes comme aux femmes, jeunes et moins jeunes, ce que signifie le fait d’être
pleinement en vie et bien dans son corps.Elle s’est éteinte à Buenos Aires, son
domicile depuis 1985, à l’âge de 102 ans. Elle a enseigné le yoga jusqu’à la
fin de sa vie. Jamais attachée à un endroit ou à une religion, elle exprime
souvent « la nécessité de l’équilibre entre l’amour et le détachement » – une
leçon apprise aussi bien de ses relations avec sa mère, qu’avec la plupart de
ses gourous indiens. ■ _
*Hathapradipika, texte de
référence pour la pratique du yoga, plusieurs traductions françaises coexistent
Retrouvez formations et stages de AliaOm sur https://aliaom.com/